2012, le Collège et la Gauche.

Publié le par le-krach-educatif

On aimerait que l'échéance présidentielle soit l'occasion d'un débat clair et utile au sujet de l'école, mais de fortes raisons font de cet espoir quelque chose d'assez chimérique.

Tentons quand même de congédier Seth, dieu égyptien de la confusion, en examinant des malentendus qui semblent concourir à empêcher le corps social d'améliorer son système éducatif.

En ouverture, une question provocante : un parti de gouvernement, qu'il soit de gauche ou de droite, a-t-il vraiment intérêt à ce que le système éducatif soit efficace et la population, instruite et cultivée ? Un peuple instruit est peut-être moins docile et moins aisé à gouverner. Les cas tunisiens et égyptiens remettent cette interrogation au premier plan, mais c'est un autre sujet.

Si un parti souhaite que le peuple soit actif, présent dans les décisions et les mises en œuvre politiques, il peut désirer que le niveau d'instruction et de culture de base, dans la société, s'élève. Le niveau de tous. Et si ce parti est porteur d'un projet industriel ambitieux, à plusieurs niveaux, incluant de la haute technologie et des objectifs à l'exportation, là aussi, cela influencera sa vision des évolutions nécessaires. Admettons par hypothèse que ce qu'on appelle "la gauche" réponde à un tel portrait politique. Restent les malentendus qui brouillent le débat… Travaillons à les dissiper !

Première question : le système éducatif est certainement améliorable, mais quelle est la gravité de la situation ? Si l'on devait annoter, faudrait-il écrire : "Peut mieux faire", ou bien "Court au désastre" ?  Le fait que cette question soit délicate et constitue un enjeu important se situe au cœur de la problématique scolaire. Pour résumer en simplifiant, depuis 1975, la réforme Haby et la mise en place du collège unique, les décisions importantes en matières d'éducation ont été prises au nom d'une volonté de démocratisation, c'est-à-dire pour que l'école n'amplifie pas, mais au contraire réduise les inégalités culturelles et sociales dans notre pays. En simplifiant encore davantage, au risque d'en exaspérer plus d'un,  mais avec l'avantage de faire vite, nous appellerons la force politico-idéologique qui a dirigé cette évolution dans les trente cinq dernières années le "camp des sociologues-pédagogues". Une large partie de la droite (en tous cas les cabinets ministériels de l'éducation nationale) a soutenu cette politique pourtant principalement animée par des gens plutôt classés à gauche. En face, dès le début des années quatre-vingts, s'est constitué graduellement un "camp" qui a remis en cause plus ou moins profondément la politique issue de la réforme Haby et du collège unique. Pour ces gens, la massification de l'enseignement sous la forme où elle avait été faite entrainait une dégradation de la qualité de l'enseignement, sans pour autant diminuer les inégalités. Longtemps principalement portée par des personnes politiquement de droite, cette position est aussi défendue par certains à gauche, par exemple des "chevènementistes", et on les désigne quelquefois comme le camp des "républicains".  Dès lors, tout le monde comprend ce qui se passe : si l'école française ne se porte pas très bien, il ne faut procéder qu'à des ajustements. Si elle va très mal, le camp des "sociologues-pédagogues" craint qu'un aveu d'échec n'ouvre la voie à une revanche des "républicains" qui mettrait à mal la démocratisation. On ne dit pas ici que cette crainte est justifiée.

Maintenant, si l'on oublie cet enjeu idéologique, que penser du fond ? L'Ecole a été jugée tout à coup par le ministre Darcos en très mauvaise forme à cause de résultats médiocres à l'enquête internationale PISA. De manière anecdotique, la Finlande obtenant de bons résultats à cette enquête a été déclarée modèle à suivre en matière éducative. On peut et on doit relativiser ces jugements, parce que l'enquête PISA porte sur un niveau qui correspond assez bien à ce que nous appelons maintenant le "socle de base". Il est important de noter que sur ce plan et à ce niveau, notre école réussit assez mal, et l'école finlandaise mieux, mais c'est tout à fait insuffisant pour apprécier notre système éducatif dans son ensemble. D'ailleurs le système finlandais se juge lui-même très insuffisant dès qu'il s'agit de conceptualiser, donc au niveau du lycée ou de l'université. Malgré tout, au vu de certains signes, nous pouvons en effet considérer que le système éducatif français court au désastre. Citons-en deux. Le premier : cent cinquante mille jeunes quittent chaque année ce système éducatif sans qualification. C'est un pourcentage d'une classe d'âge nettement plus élevé que dans tous les pays voisins. L'autre signe est plus discret mais tout aussi inquiétant : le nombre de candidats aux concours de recrutement de l'éducation nationale diminue de manière notable depuis quelques années. En complément, notons que d'assez nombreux enseignants, propulsés dans une classe de collège, en arrivent à démissionner, préférant un marché du travail incertain à ce qui ne ressemble pas au métier qu'ils croyaient avoir choisi. C'est une situation d'une gravité sans précédent.

Seconde question : la démocratisation n'a-t-elle de sens que si la totalité de la population scolaire se voit proposer une voie unique, générale, le plus longtemps possible ?

Nous rencontrons ici la question du collège unique, pratiquement aussi sensible que pouvait l'être dans le monde catholique celle de la présence réelle de Dieu dans l'hostie à l'époque de la Réforme. Vraiment, on hésite à plonger le lecteur dans un débat aussi chargé d'agressivité : "Elitistes" disent les uns ! "Naufrageurs" répliquent les autres, quand ce n'est pas "Khmers Rouges"[1] !

Il a longtemps été impensable de remettre en cause la stratégie du collège unique (le même enseignement pour tout le monde de 11 à 16 ans), c'est-à-dire de proposer des orientations différentes plus précoces. Il n'en est plus de même aujourd'hui, au moins pour trois raisons assez fortes. La première c'est qu'une enquête syndicale datant de 2002 à montré que pour 73% des enseignants, le principe du collège unique n'est pas réalisable. Dans une grande partie des collèges, les conditions d'enseignement sont extrêmement pénibles et peu productives. Une autre raison, c'est que l'objectif de davantage d'égalité n'a pas été atteint, au contraire, dans ce domaine on a peut-être reculé. La société française est aujourd'hui plus inégalitaire qu'il y a quarante ans et le recrutement des filières prestigieuses est socialement plus élitiste. Une troisième raison relève de la politique générale. Non seulement nous avons cent cinquante mille jeunes par an qui quittent le système scolaire sans diplôme, mais nous avons davantage de chômage des jeunes que, par exemple, nos voisins allemands, dont le système éducatif prévoit la possibilité d'orientations professionnelles après l'école primaire. Nous avons également moins de bons ouvriers qualifiés et techniciens. Et notre pays exporte moins.

Le débat se concentre autour de ce que peut signifier une orientation professionnelle plus précoce, c'est-à-dire, non pas à onze ans, comme en Allemagne, mais par exemple à treize ans (à la fin de la cinquième). Et on se heurte ici à ce que les auteurs du plan Langevin Wallon appelaient un "préjugé antique"… Citons les : "L'organisation actuelle de notre enseignement entretient dans notre société le préjugé antique d'une hiérarchie entre les tâches et les travailleurs. Le travail manuel, l'intelligence pratique sont encore trop souvent considérés comme de médiocre valeur. L'équité exige la reconnaissance de l'égale dignité de toutes les tâches sociales, de la haute valeur matérielle et morale des activités manuelles, de l'intelligence pratique, de la valeur technique".

Ce préjugé est si fort qu'il engendre l'objection suivante : "Ce sont les enfants des ouvriers qui iront dans les filières professionnelles". Autrement dit, que le fils d'un enseignant soit enseignant, c'est positif, mais que le fils d'un ouvrier qualifié ou d'un technicien suive la même voie, c'est un échec. Un "argument" qui laisse perplexe… Il s'accompagne de l'accusation d'élitisme. Si vous estimez qu'on peut dignement être mécanicien dans un garage, ou plombier, de même que professeur des écoles, médecin ou chimiste, vous êtes élitiste. Mais qui sont les élitistes ? Nos voisins allemands qui ont choisi un chancelier issu de l'enseignement professionnel (Gerhart Schröder), ou nous-mêmes qui n'avons jamais élu que des chefs d'état énarques ?

Il est temps pour l'auteur de ces lignes de jeter un masque qui n'a sans doute jamais fait illusion : il appartient au camp des "républicains". Et en 2012, il votera à gauche. Or, si une réforme allant vers un collège tant soit peu "pluriel", c'est-à-dire proposant dès la fin de la classe de cinquième des options pré-professionnelles, et aussi des options plus littéraires et d'autres plus scientifiques, de manière à tenir davantage compte des capacités et des goûts des élèves, si une telle réforme lui semble très nécessaire, il est également clair à ses yeux qu'il serait bien préférable qu'elle soit portée par la gauche.

Pourquoi ? Parce que la gauche est a priori mieux placée pour faire que le choix d'une option professionnelle ne soit pas l'entrée dans un ghetto, et que par une certaine révolution des esprits on cesse de considérer que seule la voie "générale et abstraite" est estimable, tandis que l'autre serait synonyme d'échec. La gauche est mieux placée pour mettre en orbite un collège pluriel ouvert où l'on trouvera des passerelles consistantes et praticables. Mieux placée aussi pour revaloriser spectaculairement l'enseignement professionnel, en rapport avec un projet économique et industriel consistant. C'est avec la gauche qu'il faut rêver de voir "pédagogues-sociologues" et "républicains" se donner la main pour concourir à ce grand œuvre.

Cela ne pourrait que réjouir les mânes de Langevin et celles de Wallon.

Jean-Pierre Boudine est l'auteur, en collaboration avec Antoine Bodin, de "Le Krach Educatif", 32 propositions pour tenter de l'éviter (l'harmattan, 2010).

Une adaptation plus concise de cet article a été publiée par Le Monde.fr le 10 février à l'adresse :

http://abonnes.lemonde.fr/idees/chronique/2011/02/13/2012-le-college-et-la-gauche_1478280_3232.html



[1] C'est le mathématicien Laurent Lafforgue, Médaille Fields, qui qualifiait ainsi l'ensemble de la nomenklatura des ministères et des "sciences de l'éducation".

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D
<br /> Oh, ce n'est qu'un détail, mais tout l'édifice de votre billet repose sur lui : d'où sortez-vous ce chiffre de « 150 000 jeunes qui sortent chaque année sans… » ?<br /> Sincèrement, faites l'effort de trouver la source de ce chiffre slogan, qui, selon les auteurs et les circonstances, est attribué tantôt aux sans qualification, tantôt au sans diplômes, tantôt aux<br /> sans qualification ni diplômes, et enfin de plus en plus souvent aux « sans savoir lire ni écrire ».<br /> Vous vous apercevrez d'un drôle de phénomène. Il ne repose que sur une source du début des années 2000 (brandie à l'époque par Christian Forestier pour ses démonstrations). Depuis, il circule sans<br /> s'arrêtéer dans tous les discours, sans s'appuyer sur le moindre étayage statistique valide. Comme une fatalité intangible dont nous ne pouvons plus sortir, quoi que nous fassions.<br /> En fait, la reprise de ce chiffre slogan traduit d'abord l'absence de vrai débat sur ce que nous appelons qualification aujourd'hui. La plupart des auteurs (et des acteurs) s'appuient sur des<br /> notions des années 1960, alors que nous sommes passés sans nous en être vraiment aperçus dans les conceptions de la stratégie de Lisbonne qui ne reconnaît comme qualification que l'obtention de<br /> diplômes obtenus après la période scolaire obligatoire.<br /> Dès lors, toutes nos réflexions sont faussées. Elles tournent « en rond ».<br /> <br /> <br />
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